Parce que j'aime beaucoup ce texte de Pierre Rabhi, repéré sur le blog de Catherine, je le copie integralement ici. Je suis convaincue du constat qu'il fait. 
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J'ai un énorme contentieux avec la modernité " 
Je ne partage pas l'idée selon laquelle  l'économie de marché à sorti le monde de la précarité. Je suis témoin du  contraire. Dans cette oasis du Sud algérien où j'ai grandi, j'ai vu une  petite société pastorale bouleversée par l'arrivée de l'industrie  houillère. Mon père, qui faisait chanter l'enclume pour entretenir les  outils des cultivateurs, a dû fermer son atelier pour s'abîmer dans les  entrailles de la terre. Au Nord comme au Sud, des hommes ont été  consignés pour faire grossir un capital financier dont ils n'avaient que  des miettes. Ils y ont perdu leur liberté, leur dignité, leurs  savoir-faire. J'avais 20 ans quand j'ai réalisé que la modernité n'était  qu'une vaste imposture.
Je n'ai cessé, depuis, de rechercher  les moyens d'échapper au salariat, que je considère, à tort ou à raison,  comme facteur d'aliénation. C'est ainsi que je suis devenu "paysan  agroécologiste sans frontières". Depuis trente ans, j'enseigne en  Afrique des techniques que j'ai débord expérimentées sur notre ferme  ardéchoise. Je rencontre des agriculteurs pris dans le traquenard de la  mondialisation. Des hommes à qui l'on a dit : "Le gouvernement compte  sur vous pour produire des devises avec des denrées exportables. Vous  devez cultiver plus d'arachide, de coton, de café. Il vous faut pour  cela des engrais, des semences, des pesticides." Dans un premier temps,  on leur distribue gratuitement. Cadeau empoisonné. Car, à l'évidence, la  terre est dopée et la récolte est plus abondante. Impressionné, le  paysan retourne à la coopérative. Cette fois, les produits miracles sont  en vente, à prix indexé sur celui du pétrole qui a servi à produire des  engrais. "Tu n'as pas d'argent ? On va te les avancer et on déduira de  la vente de ta récolte."
Le paysan sahélien qui cultivait un lopin familial se retrouve alors  propulsé par la loi du marché dans la même arène que le gros producteur  de plaines américaines ; endetté, puis insolvable. On a ainsi provoqué  une misère de masse, bien au-delà de la pauvreté. Le travail que nous  faisons au Burkina Faso, au Maroc, au Mali et, depuis peu, au Bénin et  en Roumanie, consiste à affranchir les agriculteurs en leur transmettant  des savoir-faire écologiques et en réhabilitant leurs pratiques  traditionnelles.
Pendant des siècles, on a su travailler la terre sans intrants et  sans la crise qui affecte aujourd'hui même les pays dits prospères. Je  réfléchis à la création d'un modèle qui s'appellerait "un hectare, une  famille, un habitat". Demain, on ne pourra plus assurer les retraites,  les indemnités de chômage. Il faudra réapprendre à vivre avec un  potager, un verger, un clapier, un poulailler, une ruche et des petits  ruminants. Retrouver une performance qui ne se fonde pas sur une  croissance illusoire mais sur la capacité à satisfaire ses besoins avec  les moyens les plus simples.

Pierre Rabhi ,14 janvier 2011